Cet article (11/12) s’inscrit dans une série de douze articles sur la naturopathie rédigée avec la volonté de porter un regard détaillé et critique sur la discipline, et dont vous pourrez trouver le sommaire ici. Il ne s’agit pas de partir en quête d’une vérité absolue, mais d’alimenter des réflexions destinées à éviter de causer ou laisser perdurer des souffrances inutiles, de permettre à chacun.e de faire les meilleurs choix en termes de santé. Dans ce onzième article, il s’agira de présenter quelques aspects de la naturopathie au féminin.
Vous aurez sûrement perçu à la lecture de ces articles la dimension spirituelle quasi-religieuse de certains aspects de la naturopathie, pour lesquels on sent clairement une influence de la morale judéo-chrétienne :
- La dimension spirituelle prise en compte dans l’approche « holistique », au même titre que les dimensions physique, mentale, émotionnelle, psychologique ou énergétique.
- La dimension divine du vitalisme, dans le cadre duquel certaines personnes préfèrent parler de « souffle divin » plutôt que de « force vitale ».
- L’importance accordée à la morale dans le respect des « lois naturelles » ou « lois divines » : c’est cette influence morale qui conduit d’ailleurs Irène Grosjean, dans son livre, à prétendre, grâce à ses traitements, pouvoir faire devenir hétérosexuelles des personnes homosexuelles, stigmatisant ainsi de manière particulièrement péjorative une orientation sexuelle perçue comme « déviante ».
- Le besoin de purification à travers la promotion de purges, de compléments détox ou de cures de « nettoyage du terrain », qui répondent manifestement plus à un besoin de purification symbolique qu’à un réel besoin physiologique.
- La culpabilisation immense qui découle de l’affirmation que notre état de santé découlerait de nos choix individuels (ou d’une influence karmique selon certain.es, ce qui revient au même…).
Cette influence de la morale judéo-chrétienne est particulièrement présente chez les naturopathes hygiénistes, qui font régulièrement et ouvertement référence à la religion ou à des croyances en lien avec l’existence d’une divinité supérieure. Mais elle infuse également de manière plus subtile partout dans la pratique de la naturopathie. C’est tout particulièrement le cas lorsqu’il est question d’aborder les spécificités des femmes.
La naturopathie comme beaucoup d’autres médecines alternatives et complémentaires (MAC), propose en effet une vision particulièrement essentialiste et rétrograde des femmes, qui constituent pourtant la grande majorité de la clientèle des naturopathes.1
Lorsque l’on se penche sur les contenus relatifs à la naturopathie au féminin (par exemple en explorant les résultats de recherche sur internet lorsque l’on saisit « naturopathie femmes »), on trouve sans surprise la mention de la prise en charge des pathologies et troubles spécifiques aux personnes qui possèdent un appareil génital dit féminin : variations des cycles menstruels, syndrome prémenstruel (SPM), syndrome des ovaires polykystiques (SOPK), endométriose, infections vaginales, kystes ovariens, troubles associés à la ménopause…
On trouve également mention, de manière systématique, de tout ce qui a trait à la procréation, qui semble être un passage presque obligé pour les femmes… Les naturopathes proposent une aide pour optimiser la fertilité, pour booster la libido, pour mener une grossesse « naturelle » et pour allaiter (solution très largement valorisée en raison de sa dimension « naturelle », au détriment des solutions parfois plus adaptées aux souhaits des parents et à leurs contraintes). Où sont les pères dans tout ça ? Aucune idée, car apparemment, la procréation est visiblement perçue comme une affaire de femmes.
Le pendant du rôle reproducteur des femmes, c’est la contraception, également mise en avant par les naturopathes à la condition qu’elle soit naturelle. Il est en effet régulièrement fait mention de l’arrêt de la pilule contraceptive, mis en regard avec la valorisation de la symptothermie2. Pourtant, cette méthode très peu fiable s’apparente bien plus à une méthode de planification des naissances qu’à une méthode de contraception. Ce n’est pas rendre service aux femmes que d’en faire la promotion. Par ailleurs, on ne trouve que rarement des naturopathes promouvant les méthodes de contraception masculines… Là encore, il semblerait que la contraception soit envisagée comme une affaire de femmes.
La prise en charge naturopathique pour accompagner une perte de poids revient souvent aussi dans les contenus de naturopathie au féminin. Pourtant, il ne s’agit pas d’une spécificité féminine. Sauf à considérer que les femmes devraient plus que les hommes prendre garde à rester minces…
Dans la même logique, les femmes sont parfois présentées comme ayant des besoins émotionnels spécifiques, qui différeraient de ceux des hommes. Je serais curieux.se de savoir en quoi…
En plus des habituels compléments alimentaires et techniques diverses promues en naturopathie, sont mis en avant des outils spécifiques à l’accompagnement des femmes, tels que les cercles de femmes par exemple. J’ai même pu lire la recommandation de recourir à des outils de gestion du stress pour faire face à la charge mentale (plutôt que d’agir sur la cause en répartissant cette charge mentale dans une perspective féministe3 – il est passé où le causalisme là?).
Et bien évidemment, chacun des contenus de naturopathie au féminin valorise la féminité dans tout ce qu’il y a de plus essentialiste : sont mises en lumière les « qualités féminines », le « besoin naturel » que les femmes auraient de « prendre soin de leur proches », leur rôle protecteur, leur penchant « naturel » à « la recherche du mieux-être », leurs « énergies cycliques », les spécificités du « cerveau féminin » et du « terrain féminin », la « beauté de la femme »… Les femmes sont invitées à prendre conseil auprès des naturopathes pour « se reconnecter » à leur féminité, pour « apprivoiser » leur féminité, pour « célébrer le féminin » ou bien encore pour « vivre leur féminité en pleine conscience ». Nous sommes donc bien loin des revendications émancipatrices et progressistes portées par les féministes qui combattent si ardemment les stéréotypes de genre… Stéréotypes de genre dont il est important de rappeler qu’ils sont une des composantes majeures du sexisme.
« Les stéréotypes de genre constituent un sérieux obstacle à la réalisation d’une véritable égalité entre les femmes et les hommes et favorisent la discrimination fondée sur le genre. Ce sont des idées préconçues qui assignent arbitrairement aux femmes et aux hommes des rôles déterminés et bornés par leur sexe. Les stéréotypes sexistes peuvent limiter le développement des talents et capacités naturels des filles et des garçons comme des femmes et des hommes, ainsi que leurs expériences vécues en milieu scolaire ou professionnel et leurs chances dans la vie en général. Les stéréotypes féminins sont à la fois le résultat et la cause d’attitudes, valeurs, normes et préjugés profondément enracinés à l’égard des femmes. Ils sont utilisés pour justifier et maintenir la domination historique des hommes sur les femmes ainsi que les comportements sexistes qui empêchent les femmes de progresser. »4
Dans cette logique de valorisation de la « féminité », les naturopathes mentionnent régulièrement le « féminin sacré », que Wikipedia définit comme « une croyance ésotérique selon laquelle les femmes posséderaient un pouvoir surnaturel particulier, activable grâce à une initiation occulte ».5 Particulièrement essentialiste, ce concept flou aux allures féministes et émancipatrices (en apparence seulement…) qui fleurit dans le milieu du développement personnel, des MAC et du New Age est également sujet à de nombreuses dérives sectaires.6,7
Enfin, certain.es naturopathes recommandent aux femmes la lecture d’ouvrages très discutables concernant leurs cycles menstruels ou leur sexualité. Des ouvrages aux relents psychanalytiques misogynes8 ou fabulant l’existence de pouvoirs magiques des menstruations, et dont je ne souhaite pas faire la promotion ici.
L’ensemble de ces éléments conduit à inévitablement conclure au sexisme de la vision que la plupart des naturopathes ont des femmes. Il faut cependant noter qu’il n’y a aucune intention hostile derrière tout cela. Au contraire, les intentions sont manifestement bienveillantes. Et il existe un terme approprié pour cela : on parle de sexisme bienveillant, une forme de sexisme qui passe plus souvent inaperçue et qui est socialement plus acceptée.
Une revue de la littérature à ce sujet définit le sexisme bienveillant comme :
« une attitude subjectivement positive, qui décrit les femmes comme des créatures pures, qui doivent être protégées et adorées par les hommes, et dont l’amour est nécessaire à ces derniers pour qu’ils se sentent complets. Le sexisme bienveillant est une attitude sexiste plus implicite [que le sexisme hostile], teintée de chevalerie, qui a une apparence anodine et qui semble même différencier favorablement les femmes en les décrivant comme chaleureuses et sociables. Néanmoins, en suggérant l’idée que les femmes sont fragiles et qu’elles ont besoin de la protection des hommes, le sexisme bienveillant suggère également qu’elles sont inférieures et moins capables qu’eux. »9
Cette même publication conclut que :
« les particularités du sexisme bienveillant font de celui-ci un outil puissant de maintien et de justification des inégalités sociales entre les genres. […] Le sexisme bienveillant et le sexisme hostile sont complémentaires, ils forment un duo efficace où le sexisme bienveillant récompense les femmes qui respectent les rôles traditionnels liés au genre et où le sexisme hostile punit celles qui ne respectent pas ces rôles. »
Je précise pour conclure que je n’ai jamais été confronté.e au moindre contenu naturopathique qui envisage une approche du genre au-delà de la binarité, c’est la raison pour laquelle je me suis contenté.e ici de parler d’hommes et de femmes. D’ailleurs, eu égard à la place centrale que l’appareil génital et les menstruations tiennent dans la conception de la féminité dans une approche naturopathique, il y a de quoi se questionner sur l’inclusion des personnes trans et non binaires. Mais pour le coup, cette remarque concerne aussi bien la médecine, où il est encore compliqué d’être accompagné.e convenablement en tant que personne trans ou non binaire…
A partir de ces éléments, je fais le constat que les personnes qui fuient la médecine pour trouver refuge auprès des MAC en raison du sexisme médical et des violences gynécologiques se retrouvent confrontées à une vision tout aussi essentialiste et sexiste des femmes. La naturopathie et les MAC ne sont donc pas une alternative féministe à la médecine (en plus de ne pas être une alternative valable en termes de santé…).
Pour lire les articles précédents et suivants de cette série sur la naturopathie : cliquer ici.
Les ressources partagées en note de bas de page n’indiquent pas que je suis en accord avec l’ensemble des positions des personnes à l’origine des articles, vidéos ou autres publications référencées. J’ai choisi de mentionner ces ressources car elles sont, au moment de la rédaction de ces articles, celles que j’estime les plus complètes et accessibles parmi celles dont j’ai connaissance.
1 Sondage Cluster 17 pour Le Point, août 2023 : https://www.lepoint.fr/sante/44-des-francais-ont-deja-eu-recours-a-la-naturopathie-04-08-2023-2530580_40.php#11
2 Méthode basée sur l’observation quotidienne de la température corporelle au réveil et des caractéristiques de la glaire cervicale (https://fr.wikipedia.org/wiki/Symptothermie).
3 Sur la charge mentale, voir la bande-dessinée d’Emma « Fallait demander » : https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/
Mais également son ouvrage « Des princes pas si charmants » aux Éditions Massot : https://massot.com/collections/des-princes-pas-si-charmants/
4 Extrait de : https://coe.int/fr/web/genderequality/gender-stereotypes-and-sexism
5 Féminin sacré : https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9minin_sacr%C3%A9
6 Acult – Féminin sacré : le « sacre vide » ? : https://www.youtube.com/watch?v=ILvuzPj22Hk
7 Méta de Choc – Le féminin sacré : https://metadechoc.fr/podcast/chroniques-de-la-spiritualite-contemporaine/le-feminin-sacre/
8 Sur l’absence de fondements scientifiques de la psychanalyse, voir la série de podcasts « Que vaut la psychanalyse ? » par Méta de Choc, avec Jacques Van Rillaer : https://metadechoc.fr/podcast/que-vaut-la-psychanalyse/
Sur le sexisme inhérent à la psychanalyse, voir le documentaire « Le phallus et le néant » : https://www.youtube.com/watch?v=cCXA-gKOO4k
Ou bien de manière plus légère et plus courte dans cet article « Demande d’ajout du freudo-lacanisme au DSM6 » : https://blogs.mediapart.fr/jean-vincot/blog/180121/demande-dajout-du-freudo-lacanisme-au-dsm-6
9 SARLET Marie, DARDENNE Benoit, « Le sexisme bienveillant comme processus de maintien des inégalités sociales entre les genres », L’Année psychologique, 2012/3 (Vol. 112), p. 435-463. DOI : 10.3917/anpsy.123.0435. https://www.cairn.info/revue-l-annee-psychologique1-2012-3-page-435.htm