Précisions préalables :
Je ne suis pas une personne grosse et je ne l’ai jamais été : je m’exprime donc en tant que personne non concernée. Cet article s’adresse principalement à mes collègues diététicien.nes qui auraient le souci d’avoir une pratique plus inclusive. Mais aussi à toute personne qui souhaiterait voir la profession évoluer positivement.
La prise en charge diététique proposée par les professionnel.les de santé que sont les diététicien.nes permet de contribuer à la prévention de tout un tas de maladies, de traiter certains troubles, d’améliorer la vie de personnes vivant avec des maladies chroniques, d’enrayer l’évolution de certaines pathologies… Bref, c’est incroyablement utile !
Mais il y a un contexte bien particulier dans lequel ça merde assez souvent : lorsqu’il est question d’accompagner des personnes grosses.1
Car nous autres diététicien.nes sommes formé.es pour devenir des technicien.nes de la diététique. On sait notamment très bien compter les calories, évaluer les apports en micro et macro-nutriments (protéines, lipides, glucides, fibres, vitamines, minéraux…), calculer un indice de masse corporelle (IMC) et établir des rations alimentaires.2 Dans la continuité des enseignements reçus, beaucoup de collègues pensent encore que l’objectif principal de la prise en charge diététique d’une personne grosse, c’est de lui permettre d’atteindre un IMC « normal », donc de perdre du poids. Et la proposition la plus fréquente est donc… de mettre en place un régime amincissant restrictif, avec des interdits alimentaires, la pesée des repas, et parfois même le comptage des calories. Ce qui alimente bien évidemment un sentiment de frustration et de culpabilité, tout en induisant un rapport à l’alimentation favorable au développement de troubles des conduites alimentaires (TCA). Et tout ceci est le plus souvent contre-productif, puisqu’à l’arrêt du régime amincissant, les personnes auront tendance à reprendre plus de poids que celui perdu pendant le régime… (le fameux effet « yo-yo »3) Certain.es collègues diététicien.nes critiques de cette démarche n’hésitent d’ailleurs pas à parler d’ « amaigrissologie » (et je les rejoins bien volontiers !).
Cette dynamique s’intègre parfaitement dans les logiques de domination et de discrimination induites par la grossophobie4 dans laquelle nous baignons toustes (patient.es, médecins, parents…). Mais avant d’aller plus loin, faisons un petit point sémantique : la grossophobie, qu’est-ce que c’est ? Elle se définit comme l’ensemble des attitudes et comportements hostiles qui stigmatisent et discriminent les personnes perçues comme grosses, en surpoids ou obèses. En pratique, ça se manifeste au quotidien notamment par :
- Des regards de travers, des remarques humiliantes et déplacées, parfois même sous couvert de bienveillance (faire des réflexions sur le contenu du caddie au supermarché « Il devrait certainement pas acheter autant de soda ! », faire des réflexions à table « Tu devrais peut-être pas reprendre du dessert… », ou sur leur tenue « Cette couleur ne te va pas, on ne voit que tes bourrelets avec cette robe », ou sur leur apparence « Heureusement que tu te maquilles, au moins tu as un beau visage » etc…),
- La difficulté à trouver un emploi ou un logement,
- La difficulté à accéder à certains espaces publics inadaptés (matériel médical incapable de supporter votre poids ou votre morphologie, place trop étroite dans les transports en commun, fauteuils trop étroits au restaurant etc) et la charge qui découle du sentiment de prendre plus de place que les « autres »,
- La difficulté à trouver des vêtements à sa taille et à des prix accessibles (surtout si les personnes grosses ont l’envie audacieuse de porter autre chose que des vêtements informes aux tons noir, marron ou gris, voire même de porter autre chose que de la fast-fashion…),
- Du harcèlement scolaire/en ligne/en entreprise,
- La présomption que les personnes grosses n’ont pas de vie amoureuse ou sexuelle (« Qui voudrait sortir avec un.e gros.se? », « Elle pourra rien me refuser au lit, puisque je lui fais l’honneur de coucher avec elle : ça doit pas lui arriver souvent vu qu’elle est grosse »), ou à l’inverse une fétichisation des corps gros,
- Des agressions verbales ou physiques, etc…
Bref, les gens s’autorisent absolument tout en terme de comportement, comme si les personnes grosses appartenaient au domaine public, comme si elles étaient autre chose que des personnes respectables, comme si leur obésité concernait tout le monde et justifiait que tout le monde donne son avis à ce sujet…
Les conséquences des actes et propos grossophobes sont désastreuses pour les personnes grosses : création et accentuation de complexes, risque de dépression plus élevé, sentiment de culpabilité et détérioration de l’estime de soi, augmentation du risque de troubles du comportement alimentaire (TCA), déscolarisation des enfants, désocialisation des adultes, etc.
Le tout avec en trame de fond cette injonction constante à la perte de poids. Car dans notre société grossophobe, on attend clairement des gros.ses qu’iels disparaissent, qu’iels n’existent tout simplement plus… (avec cependant une petite tolérance pour les personnes grosses qui incarnent la tristesse, la honte, un profond mal-être… et le désir viscéral de perdre du poids)
Certaines personnes qui alimentent ces injonctions masquent leurs idéaux aphrodistes5 (c’est à dire, en très bref, qu’elles considèrent qu’être gros.se, c’est être moche donc que ce n’est pas souhaitable) en invoquant des motivations de santé : les gros.ses devraient perdre du poids pour rentrer dans la norme et cesser de mettre ainsi leur vie et leur santé en danger.
Pourtant, ironiquement, la grossophobie conduit les personnes grosses à être en plus mauvaise santé car, par exemple :
- L’accès aux soins médicaux leur est parfois difficile en raison d’un matériel inadapté (brassards des tensiomètres, tables d’examen, lits d’hôpitaux, brancards de l’ambulance, scanners et IRM…),
- Certain.es professionnel.les de santé refusent de les traiter si elles ne perdent pas du poids au préalable (une sorte de chantage grossophobe…),
- Certain.es de professionnel.les de santé refusent de prendre sérieusement en compte leur symptômes et souffrances en considérant que TOUS leurs problèmes de santé ont pour cause unique leur surpoids (de là découlent des retards de diagnostics et de prise en charge, avec de possibles conséquences très graves),
- Certain.es professionnel.les de santé leur prescrivent des médicaments tout à fait inadaptés à leur état de santé, dans le seul but de leur faire perdre du poids, avec parfois des effets secondaires importants (Mediator, Metformine…),
- Certain.es professionnel.les de santé ont des propos ou comportements humiliants et insultants…
Et bien évidemment, les personnes grosses peuvent finalement refuser d’endurer tout cela et renoncer à leur suivi médical et paramédical… au détriment de leur santé.
Mais revenons-en à la diététique. En tant que diététicien.nes, nous avons appris qu’une personne grosse, au-delà d’un certain IMC, s’expose à de nombreux problèmes de santé. On nous a donc appris à diffuser à notre tour l’idée qu’il faut être mince pour être en bonne santé, et à évaluer l’état de santé de nos patient.es en fonction du calcul de leur IMC. Et dans le même temps, on nous a enseigné cette équation basique : restriction calorique = perte de poids. Comme s’il suffisait de manger moins pour perdre du poids… et comme s’il suffisait de le vouloir pour modifier son alimentation !6
Nous voilà donc, en toute logique, en train de propager cette injonction généralisée à la minceur, et de tenir les individus pour responsables de leur surpoids. Sans prendre en considération la complexité et la diversité des facteurs impliqués dans le surpoids et l’obésité. Sans envisager que des restrictions peuvent à terme leur faire prendre plus de poids encore. Sans considérer l’obésité comme autre chose qu’une maladie à traiter. Et sans envisager que l’on puisse être gros.se et en bonne santé.
Par ailleurs, les professionnel.les de la nutrition sont globalement habité.es de préjugés négatifs vis à vis des personnes grosses7 : celles-ci sont perçues comme manquant de volonté ou de discipline, paresseuses, avides, peu attrayantes, suivant moins les recommandations et traitements proposés, ayant de mauvaises habitudes de vie et étant en moins bonne santé que les personnes minces. Ces préjugés semblent particulièrement importants chez les professionnelles qui sont des femmes blanches et minces.8
Ce constat devrait suffire à nous interroger. Mais comment faire alors pour mieux accompagner nos patient.es en surpoids ou obèses ? Force est de constater que l’on ne nous a pas appris grand-chose comme alternative… Pourtant, nous pouvons (et devons!) reconsidérer de nombreux aspects de notre pratique.
Par exemple, en dehors des consultations :
- En nous documentant sur la grossophobie, ses manifestations et ses conséquences, en consultant les ressources du collectif Gras Politique (articles, podcasts, vidéos… et notamment leurs brochures sur « Les violences médicales grossophobes » et « En tant que soignant.e, comment mieux soigner les personnes grosses ? »), mais aussi celles référencées par Corps Cools ou d’autres associations/collectifs de personnes concernées.
- En corrigeant nos réflexes grossophobes une fois ceux-ci identifiés (il est possible d’utiliser des tests standardisés d’associations implicites permettant de mesurer objectivement nos biais9).
- En condamnant les propos et comportements grossophobes dont nous sommes témoins.
- En questionnant la nécessité de la perte de poids pour des raisons de santé : est-ce vraiment utile, important, urgent pour la santé de mes patient.es ? Cela ne fait pas consensus… Les positions à ce sujet sont discordantes, mais il semble clair qu’une surcharge pondérale n’entraîne pas automatiquement une détérioration de la santé, et qu’à l’inverse, une perte de poids n’entraîne pas nécessairement une amélioration de la santé. D’autres facteurs que le poids et l’IMC semblent plus pertinents à prendre en considération.10
- En abandonnant l’idée (fausse) que toutes les personnes grosses qui le souhaitent peuvent perdre du poids : ce n’est pas une question de volonté. Ne négligeons pas l’importance de tous ces facteurs déterminants du surpoids sur lesquels il est difficile ou impossible d’agir individuellement (facteurs génétiques, conditions de vie in-utero, handicap restreignant les possibilités d’activité physique, rythmes de vie et de travail, déficit de sommeil, stress social, facteurs socio-économiques, pression publicitaire, facteurs culturels, facteurs psychologiques et émotionnels, facteurs hormonaux, effets iatrogéniques…).
Et dans le cadre de la prise en charge diététique que nous proposons, nous pouvons également repenser nos habitudes :
- En nous abstenant de tout jugement sur le poids ou la morphologie de nos patient.es : la base ! Inutile également de rappeler à nos patient.es gros.ses qu’iels sont gros.ses : iels le savent très bien, car la société se charge de le leur rappeler à chaque instant.
- En ne déduisant pas le motif de consultation du tour de taille de nos patient.es, car les patient.es en surpoids peuvent avoir de nombreuses autres motivations à consulter que la perte de poids. En la matière, le plus simple c’est bien sûr de demander !
- En se questionnant : la perte de poids est-elle une demande explicite de mon ou ma patient.e ? Si non, inutile de lui forcer la main ou de lui proposer de perdre du poids. Si oui, à quel besoin répond cette demande de perte de poids ? En tout état de cause, il n’est sûrement pas nécessaire d’en faire un objectif prioritaire dans notre prise en charge diététique.
- En créant un environnement propice à une relation thérapeutique de qualité, en accueillant avec bienveillance et compréhension les témoignages des violences et discriminations grossophobes subies par nos patient.es.
- En travaillant sur les comportements alimentaires et tout ce qui peut aider nos patient.es à se reconnecter à leurs sensations alimentaires (faim, satiété). Attention cependant à ne pas retomber dans un schéma restrictif qui consisterait à abandonner les habituelles règles alimentaires au profit de deux nouvelles « je dois manger quand j’ai faim et arrêter quand je suis rassasié.e », ce qui serait susceptible d’induire une forme de culpabilité qui découlerait du constat pour nos patient.es qu’iels mangent parfois sans faim ou qu’iels mangent parfois au-delà de leur rassasiement… avec de possibles conséquences tout aussi dramatiques que celles d’un régime amincissant restrictif.
- En ne partant pas du principe que nos patient.es gros.ses ignorent tout de l’équilibre nutritionnel : la plupart subissent l’injonction à la perte de poids depuis l’enfance, se sont très largement renseigné.es sur les bases de l’équilibre nutritionnel et connaissent une quantité de régimes que nous ne pouvons même pas imaginer (et les ont peut-être même pratiqués).
- En abandonnant le culte des régimes amincissants, pour revenir aux bases d’une alimentation équilibrée qui peut être maintenue dans le temps, sans restriction, intuitive (sans comptage des calories, sans pesée des repas)… à la condition que ces recommandations nutritionnelles aient été sollicitées, et en nous assurant tout du long de la prise en charge que ces recommandations n’alimentent jamais un sentiment de frustration ou de culpabilité.
- En n’hésitant pas à mettre en place, si besoin, une prise en charge pluridisciplinaire avec des psychologues bienveillant.es (et non grossophobes…) pour travailler notamment sur l’estime de soi, l’image corporelle, le rapport à l’alimentation… mais pas que !
Ce ne sont là que quelques pistes. Sûrement discutables d’ailleurs, car issues de mes réflexions personnelles à ce sujet (réflexions influencées bien sûr par les précieux témoignages des personnes grosses qui ont eu le courage de prendre la parole pour dénoncer la grossophobie qu’elles subissent).
Mais j’ai encore mieux à vous proposer ! Pour celleux qui en ont les moyens (je n’en fais malheureusement pas partie…), le G.R.O.S (groupe de réflexion sur l’obésité et le surpoids) propose en effet une formation complète destinée aux professionnel.les de santé qui souhaitent comprendre et acquérir une palette d’outils pratiques nécessaires à une prise en charge psycho-nutritionnelle des personnes grosses, sans grossophobie : https://www.gros.org/
Dans une démarche comparable, des diététiciennes canadiennes proposent une formation à distance de « Pratique inclusive », visant également à mettre en place une alimentation intuitive saine : https://pratiqueinclusive.com/ (elles présentent leur approche dans le webinaire suivant : « Adopter une approche inclusive à l’égard du poids »).
On peut également mentionner le Diplôme Universitaire (DU) « Psychologie et pédagogie
du comportement alimentaire : éducation du patient pour un changement durable » de l’université de Bourgogne, qui propose un cursus intégrant des outils empruntés aux TCC (thérapies cognitivo-comportementales) de la troisième vague : approche bio-psycho-sensorielle du G.R.O.S, mais aussi thérapie de l’acceptation et de l’engagement (ACT), approche neurocognitive et comportementale (ANC) et pleine conscience (mindfulness).
Bien que moins complètes, d’autres formations proposent également des outils intéressants, comme par exemple cette formation du CFDC (centre de formation diététique et comportement) : https://www.dietetiquecomportementale.com/copie-de-act-et-bienveillance-corpo-1
Bref, les possibilités en la matière sont légion et nous nous devons de les saisir autant que faire se peut, dans l’intérêt de nos patient.es.
Précisions de fin :
Puisqu’il est question ici de grossophobie, j’en profite pour faire remarquer que j’ai eu pas mal de difficultés à illustrer cet article convenablement. En effet, dans les banques d’images libres de droit et gratuites les plus courantes, quasiment toutes celles impliquant des personnes en surpoids ou obèses les représentent en train de se peser, d’être mesurées, de manger des sucreries, de faire du sport, dans un contexte médical, voire même sexualisées… ou animalisées. A quand des représentations courantes de personnes grosses simplement en train de lire, de se promener en famille, de se baigner à la mer… et toutes ces autres représentations non stigmatisantes ?
Je remercie immensément au passage les collègues et amies qui ont accepté de me relire et d’enrichir cet article ! Vos regards extérieurs ont été précieux !
1 « Gros n’est pas un gros mot – Chroniques d’une discrimination ordinaire » par Daria Marx et Eva Perez-Bello : https://editions.flammarion.com/gros-nest-pas-un-gros-mot/9782290101780
2 Mais aussi calculer des fréquences, établir un diagnostic diététique permettant de déterminer des objectifs de soin diététique (objectifs thérapeutiques, éducatifs et/ou préventifs), faire des recommandations diététiques personnalisées, mettre en place des actions d’éducation nutritionnelle (thérapeutique ou préventive), transcrire une prescription médicale en alimentation quotidienne, proposer des solutions aux problèmes rencontrés dans le cadre d’une transition alimentaire, suivre l’évolution de l’état nutritionnel de nos patient.es, etc…
3 « L’illusion perdue des régimes amaigrissants » par Irène Margaritis, ANSES : https://www.anses.fr/fr/content/lillusion-perdue-des-r%C3%A9gimes-amaigrissants
4 Sur la grossophobie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Grossophobie
5 « Aphrodisme : le poids de la minceur et de la beauté » par Mangayoh et Cécilia : https://mangayoh.fr/scripts-videos/aphrodisme/ / A noter que la grossophobie ne repose pas uniquement sur des considérations aphrodistes, c’est bien plus complexe que cela : on peut pas réduire la grossophobie à sa composante aphrodiste.
6 Bien sûr, quelques nuances sont apportées au détour d’un cours rapide sur les troubles des conduites alimentaires (TCA), mais guère plus.
7 Panza GA, Armstrong LE, Taylor BA, Puhl RM, Livingston J, Pescatello LS. Weight bias among exercise and nutrition professionals: a systematic review. Obes Rev. 2018 Nov;19(11):1492-1503. doi: 10.1111/obr.12743.
8 Puhl RM, Heuer CA. The stigma of obesity: a review and update. Obesity (Silver Spring). 2009 May;17(5):941-64. doi: 10.1038/oby.2008.636.
9 Comme par exemple ici : https://implicit.harvard.edu/implicit/canadafr/selectatest.jsp
10 « Perdre du poids permet-il d’être en meilleure santé ? Pasv forcément. » par Meryl Davids Landau, National Geographic, 2023.
A ce sujet et plus globalement sur les critiques formulées à l’encontre de l’IMC, un article très intéressant est paru peu après cet article dans la revue Nature : https://www.nature.com/articles/d41586-023-03143-x