Revue de lecture critique : Hippocrate, revue professionnelle de naturopathie


Une revue « professionnelle » de naturopathie francophone est publiée depuis début 2020 : il s’agit de la revue trimestrielle Hippocrate. La prétention de cette revue, c’est de « véhiculer la culture de la naturopathie autour de ses fondements, de ses valeurs et de ses enseignements », mais aussi de présenter l’actualité scientifique, professionnelle et juridique de la discipline. Vaste programme ! J’ai voulu me faire un avis sur cette revue, et je vous livre ici la critique de l’un de ses numéros, chèrement acquis…


S’il vous est plus agréable d’écouter ou de regarder une vidéo plutôt que de lire cet article, retrouvez son contenu en ligne sur l’une de mes chaînes :


J’avais partagé l’an dernier une revue de lecture critique de l’ouvrage d’Irène Grosjean, et je ne m’étais pas pliée à l’exercice depuis… Mais il y a peu j’ai découvert l’existence de la toute récente revue « professionnelle » de naturopathie « Hippocrate ». Et forcément, ça m’a donné envie de m’y plonger pour me faire un avis à son sujet.

Le premier truc qui coince, avec cette revue, c’est le tarif… Je ne comptais pas prendre un abonnement annuel à 75 euros pour 4 revues… Heureusement, j’ai pu obtenir l’accès en ligne à la version numérique d’un numéro, pour la modique somme de… 18,75 euros…. Tout de même…

A ce prix là, je me suis dit qu’il fallait que je choisisse bien mon numéro. Et par chance, j’ai trouvé un numéro paru l’an dernier dans lequel le sommaire mentionne un article sur le véganisme. Naturopathie et véganisme : les deux thématiques principales abordées sur ma chaîne ! Je n’aurais pas pu rêver mieux ! Et en voyant la mention de la vitamine B12 accolée au nom de la spiruline, je me suis dit que ça valait vraiment la peine de plonger dans ce numéro !

Le numéro que j’ai commandé compte 96 pages. Mais il se lit très vite parce qu’il y a pas mal d’images et de visuels, et la mise en page est aérée. On trouve quelques rares publicités très « naturopathiques » aussi. Dans l’ensemble la mise en page est agréable, c’est aéré et le contenu est « digeste ». On est pas du tout dans le même registre que les revues médicales ou scientifiques qui sont pénibles à lire, avec une mise en page austère et beaucoup trop dense (mais qui sont pourtant riches d’informations pertinentes). En l’occurrence là on serait plutôt dans un schéma inverse : c’est facile et agréable à lire, mais les infos sont bien moins pertinentes.

Alors, clairement, je ne vais pas rentrer dans le détail de tout le contenu du numéro. Ce serait long, fastidieux… et ça ne vous intéresserait sûrement pas ! Par contre il me semble intéressant de proposer une vision d’ensemble de cette revue. (une vision holistique ! ) Et je prendrai ensuite un temps pour détailler mon point de vue sur le focus dédié au véganisme.

Bon, déjà, d’entrée de jeu, on pourra noter que le choix du titre et du logo cherche à apporter un crédit scientifique et/ou médical à cette revue. Le nom du médecin de l’antiquité le plus célèbre mis en forme pour rappeler le tableau de classification périodique des éléments de Mendeleïev, il fallait oser. Et je dois bien admettre que, personnellement, le visuel me plaît bien !

Cette tendance à vouloir donner à la revue une apparence scientifique, on l’observe aussi dans son contenu. Tout d’abord en mettant très largement en avant les propos de médecins ou professeurs, tant dans le choix des auteurices des articles que dans le contenu même des articles et les ouvrages cités. Ce qui n’est pas sans rappeler ce que j’évoquais dans une vidéo sur les liens entre naturopathie et médecine (lien en bas de page). Le titre de ces personnes sert bien évidemment d’argument d’autorité… Cela permet de mettre en lumière l’ambiguïté de la posture naturopathique : choisir de recourir à des cautions médicales ou scientifiques, et dans le même temps appuyer sa légitimité sur les prétendues limites et failles de la médecine conventionnelle et de la recherche scientifique. Étonnant comme posture… Acrobatique je dirais même !

Tout au long de la revue, la naturopathie est présentée comme une discipline alliée incontournable de la santé et de la médecine conventionnelle. La ligne directrice est claire : l’objectif, c’est la « médecine intégrative », c’est à dire l’association, dans le parcours de soin d’une personne, de la médecine conventionnelle et de pratiques dites « alternatives ». La vision de la naturopathie défendue par cette revue tend à ne plus la faire percevoir comme étant en marge de la médecine, mais intégrée à elle.

Sur la thématique centrale de ce numéro par exemple, le cancer, la revue soutient l’idée que la naturopathie propose une accompagnement complémentaire au suivi médical, en termes d’alimentation saine, de gestion du stress et d’activité physique adaptée. Et présenté comme ça, il semble en effet possible d’articuler médecine conventionnelle et naturopathie. Mais on pourrait aussi se demander pourquoi on irait pas plutôt consulter des professionnel-le-s de santé sur ces sujets là. La diététique et la nutrition par exemple font l’objet de formations diplômantes sérieuses : pourquoi serait-il préférable de solliciter l’accompagnement d’une personne ayant reçu une formation en nutrition sans fondement ni diplôme ?…

Quelques pages plus loin, c’est l’escalade de l’irrationalité : un article détaille longuement en quoi la naturopathie est centrale dans la prévention et le traitement du cancer, en précisant que la maladie est une façon de guérir l’organisme, que la maladie a un sens profond que les naturopathes aident à découvrir et que le cancer se développe en raison de prétendues surcharges en toxines et déchets dans les « humeurs ». On y apprend également que l’entrave aux processus naturels de défense de l’organisme que sont la douleur et la fièvre ralentirait la guérison et rendrait possiblement chroniques les pathologies concernées. Les maladies auto-immunes aurait quant à elles pour déclencheur « un traumatisme psycho-émotionnel non évacué » en lien avec la notion de territoire. Et on augmenterait ses chances de guérison d’un cancer en recourant à des soins énergétiques et en développant sa spiritualité. Bien évidemment, aucune donnée sérieuse ne vient étayer ces affirmations…

Le revue met en avant quelques expériences de médecine intégrative sur le sujet du cancer, où médecins côtoient naturopathes, sophrologues, ostéopathes et autres thérapeutes dits « alternatifs ». Pour ce qui concerne la naturopathie, présentée comme un complément indispensable de l’oncologie, les activités mises en place se limitent à des activités de relaxation, des cercles de paroles, mais aussi et surtout des ateliers de cuisine et conférences sur l’alimentation saine. Bien évidemment, rien de tout cela n’est propre à la naturopathie, et les bénéfices dont profitent les patients et patientes de ces structures de soin ne tiennent pas tant à la naturopathie qu’à l’apprentissage d’une alimentation équilibrée, l’utilisation régulière de techniques de relaxation, et la possibilité d’exprimer ses ressentis. Ce qui est accessible avec une infinité d’autres personnes que des naturopathes : des professionnel-le-s de santé notamment… C’est d’ailleurs la raison pour laquelle aucune des initiatives de médecine intégrative incluant a naturopathie n’a actuellement permis de mettre en avant des bienfaits supérieurs à l’intégration de techniques classiques de relaxation et de diététique. (Si par hasard je suis passée à côté d’une telle information, n’hésitez pas à la partager avec moi !)

Au passage, je précise que j’ai appris avec joie, en lisant ce numéro, que la fédération mondiale de naturopathie ambitionne de lancer un vaste projet de recherche scientifique sur la pratique de la naturopathie. Je me réjouis par avance de pouvoir lire les travaux menés rigoureusement sur cette discipline, et les publications qui en découleront dans des revues scientifiques à comité de lecture. Cela risque d’être fort intéressant…

Mais en attendant, pour en revenir à ce numéro de la revue Hippocrate, sans grande surprise, les incontournables de la naturopathie figurent en bonne place. Tous ces concepts irrationnels et sans aucun fondement scientifique ponctuent les articles de la revue: l’équilibre acido-basique, les toxines qui encrassent les humeurs, l’oxydation et l’inflammation du « terrain », la force vitale, l’hygiénisme, les émotions refoulées comme cause des maladies… Sans oublier l’homéopathie, les élixirs floraux, la gemmothérapie et l’hydrothérapie du côlon.

Pourtant, tout dans cette revue, dans la forme du moins, tend à donner un crédit scientifique à son contenu. Les articles sont par exemple suivis des références aux publications qui servent de bases à leur contenu : quelques études scientifiques, certes, mais aussi des ouvrages plus discutables, voire carrément irrationnels et ésotériques. Et en l’occurrence, le choix des études scientifiques mentionnées illustre parfaitement la notion de « cherry picking » : ne sont mises en avant que les données qui concordent avec la vision naturopathique de la santé, mais sont passées sous silence toutes les publications qui la contredisent.

Un autre parfait exemple de mise en forme destinée à donner une illusion de sérieux scientifique, c’est celui de la page dédiée au mémoire de fin d’études en naturopathie mis en avant dans chaque numéro. Le mémoire est présenté sous forme de résumé, un semblant d’abstract en fait. Ce résumé est suivi de mots-clés, imitant parfaitement la forme de la présentation habituelle des articles publiés dans des revues à comité de lecture.

Et pourtant, il ne s’agit pas de présenter une étude menée avec rigueur scientifique et validée par des scientifiques spécialistes du sujet. Il s’agit juste de la prose d’un ou une étudiante vantant les mérites des méthodes naturopathiques, ce travail de rédaction ayant été validé par un jury d’enseignant-e-s en école de naturopathie. La revue a choisi d’emprunter une forme au plus proche des publications scientifiques, mais il n’y a pourtant strictement aucune exigence de rigueur scientifique pour la production de ces mémoires. Si je m’en réfère aux exigences qui ont été celles pour la production de mon propre mémoire de fin de formation en naturopathie, il y avait beaucoup d’exigences sur la forme effectivement. Mais absolument aucune exigence ou indication pour garantir le sérieux ni la rationalité de la démarche.

A aucun moment en cours de formation ne sont abordés les niveaux de preuve : pour les étudiant-e-s en naturopathie, un témoignage ou une série de témoignages valent autant qu’une étude publiée dans une revue scientifique, y compris les méta-analyses. D’ailleurs la formation en naturopathie n’intègre pas de module destiné à apprendre la lecture et/ou la recherche d’articles scientifiques. Les personnes étudiant ou enseignant la naturopathie qui n’ont pas reçu ces enseignements dans un cursus de formation préalable (c’est à dire l’immense majorité) ne savent pas du tout comment s’y prendre à ce sujet.

Le choix de cette revue de présenter les mémoires de fin d’études en naturopathie comme on présenterait une étude rigoureuse validée par un comité de lecture et publiée dans une revue scientifique en dit long sur les efforts déployés pour donner un illusion de rigueur scientifique.

On note également cette volonté de faire paraître scientifique et sérieux le contenu de la revue dans l’encart dédié à la vitamine B12. Cet encart est intitulé « Spiruline, B12 : état de la recherche ». En quelques lignes seulement, 6 études publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture sont mentionnées. La sélection des études est surprenante, : les 4 premières études citées soutiennent l’idée que la spiruline contient principalement une forme inactive de vitamine B12 et qu’elle n’est donc pas une source recommandable pour les humain-e-s. Mais l’autrice de l’encart a choisi de citer ensuite une étude plus récente qui évoque la présence de vitamine B12 active dans la spiruline, sans prendre la précaution de préciser que la teneur en vitamine B12 active est infime.

De manière plus étonnante, voire incompréhensible, l’autrice termine en citant une étude qui conclut que la pseudo-vitamine B12 contenue dans la spiruline serait un cofacteur de la vitamine B12 active… pour les cellules de la spiruline … mais pas pour les mammifères.

L’autrice de cet encart ne propose pas de conclusion à cette sélection d’études. Pour une personne n’ayant pas l’habitude de lire des études scientifiques, et qui se reposerait sur cette sélection sans faire de recherches à ce sujet, il serait facile de conclure que la spiruline contient bel et bien de la vitamine B12 active, et que la pseudo-vitamine B12 puisse finalement être utile dans le métabolisme de la vitamine B12. C’est donc plutôt malhonnête de sélectionner et présenter ces études de manière à tordre la perception de l’état réel de la recherche sur ce sujet…

Si vous êtes intéressé-e-s par un état de la recherche sérieux sur la vitamine B12, je vous encourage plutôt à consulter les publications de l’ONAV (observatoire national de l’alimentation végétale) à ce sujet. Dans une de ses publications récentes, l’ONAV rappelle que la vitamine B12 sous forme active est présente en quantité très faible dans la spiruline, et qu’aucune étude n’a encore permis de montrer que la consommation de spiruline permettrait de combler une carence en vitamine B12 chez des humain-e-s. Dans le même document, sont aussi évoqué-e-s la chlorelle, les champignons, les macro-algues et les végétaux fermentés. Je vous mets bien évidemment le lien de cette publication ci-dessous si vous souhaitez y jeter un œil.

Mais du coup, en parlant de vitamine B12, revenons-en à l’article sur le véganisme dans cette revue « professionnelle » de naturopathie. L’autrice de l’article est également autrice d’un ouvrage récent intitulé « Naturo végane ». Son intention est louable : produire un contenu permettant aux naturopathes d’accompagner au mieux les personnes végétaliennes et véganes en dépassant leurs préjugés et idées reçues sur l’alimentation végétale. On échappe pourtant pas à la mention irrationnelle du concept d’alimentation alcalinisante et à la valorisation d’une alimentation dite « naturelle ». C’est dommage, parce qu’on est pas passé loin d’un article rationnel… Par chance, l’autrice rappelle que la nécessité d’une complémentation en vitamine B12 et le risque de se reposer sur les algues pour ces apports.

Cet article est suivi d’un article du Pr Nespolo sur les protéines d’origine végétale et les mythes qui y sont associés. Clairement, c’est le seul article rationnel de la revue : sont abordés les notions d’indice chimique, de facteur limitant, de digestibilité des protéines et bien évidemment la prétendue nécessaire association des céréales et légumineuses dans le cadre d’une alimentation végétale. Je dois bien avouer que j’étais très curieuse de lire les propos du Pr Nespolo dans cette revue, parce que j’ai le souvenir très clair du jour où il a refusé d’être mon tuteur de mémoire en naturopathie, en précisant que pour lui la naturopathie relevait du charlatanisme… (et comme je le comprends, avec du recul…) S’il me semble étonnant qu’il ait accepté de contribuer à cette publication, il a tout de même demandé à ce qu’en fin d’article soit mentionné le fait qu’il est étranger à la naturopathie et ne souhaite pas y être assimilé.

Pour terminer sur le dossier de ce numéro dédié au véganisme, je dirais que je suis partagée. J’hésite entre la réjouissance d’y avoir lu les propos les plus rationnels de ce numéro, et la crainte confirmée de l’ambiguïté qui règne encore sur la vitamine B12 et le recours constant à des concepts irrationnels tels que l’équilibre acido-basique et l’alimentation « naturelle ».

Je ne peux pas terminer cette revue de lecture sans évoquer le court paragraphe dans l’encart juridique de ce numéro. Il y est indiqué que : « certains mots doivent être proscrits de votre vocabulaire, sous peine d’être poursuivi pour exercice illégal de la médecine […] Le naturopathe n’est pas thérapeute. Il ne reçoit pas de patients, il ne pose aucun diagnostic ni ne propose de traitement. Il ne soigne ni ne prescrit. Il ne fait aucun bilan de santé. Il s’agit là du travail du médecin. Le naturopathe propose des conseils en hygiène de vie à ses clients, après avoir effectué un bilan de vitalité. Si cela va sans dire, cela va tout de même mieux en le rappelant ! »

Bon, là je dois bien avouer que j’ai ri. On a beau nommer les choses autrement, elles n’en sont pas moins ce qu’elles sont. Des précautions de vocabulaire n’ôtent en rien la dimension clairement thérapeutique de la naturopathie et la dimension diagnostique des méthodes employées. Sur ce dernier point je vous renvoie d’ailleurs à la seconde partie d’une vidéo que j’ai consacrée au « bilan de vitalité » justement (lien en bas de page). J’y détaille en quoi les méthodes de la naturopathie relèvent bel et bien du diagnostic médical. J’ajouterai, au passage, que la pratique de la naturopathie relève aussi de l’exercice illégal de la diététique.


Pour résumer et conclure, vous aurez sûrement compris que je ne suis pas déçue d’avoir fait l’acquisition de ce numéro de la revue Hippocrate. Je ne suis pas déçue, et je ne suis pas surprise non plus. Malgré un vernis de rigueur scientifique en surface, il n’y a pas besoin de beaucoup gratter pour retrouver les fondements irrationnels de la naturopathie et les habituels biais qui parsèment les discours de cette discipline. Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette revue, mais je ne voulais vous imposer des heures de lecture sur ce sujet… J’espère que cet aperçu vous aura donné quelques pistes pour évaluer la rigueur scientifique d’une publication, au-delà de ses apparences. Et bien évidemment, je vous encourage à vous faire une idée sur le sujet par vous même et je glisse en description le lien vers le site où vous pouvez commander cette revue en ligne… si vous avez 20 euros à perdre !


RESSOURCES POUR ALLER PLUS LOIN :

Pour commander le numéro de la revue Hippocrate dont je fais ici une lecture critique :

https://www.hippocrate-larevue.com/n2-vol-1/

Sur les liens entre naturopathie, science et médecine :

– 1ere partie : https://www.youtube.com/watch?v=IRUyOpG0mLE (sur le rapport aux médecins et la démarche pseudo-scientifique de la discipline)

– 2eme partie : https://www.youtube.com/watch?v=ou0MlvzTC8U (sur le vocabulaire emprunté à la science et à la médecine et le caractère diagnostic du « bilan de vitalité »)

Sur les niveaux de preuve (par Florence Dellerie) : https://questionsanimalistes.com/les-niveaux-de-preuve/

Position de l’ONAV (observatoire national de l’alimentation végétale) relative à la couverture des besoins en vitamine B12 chez les personnes ayant une alimentation flexitarienne, végétarienne et végane : https://onav.fr/positions-de-lonav/position-de-lonav-relative-a-la-couverture-des-besoins-en-vitamine-b12-chez-les-personnes-ayant-une-alimentation-flexitarienne-vegetarienne-et-vegane/