Aimer les animaux et les manger : le paradoxe de la viande… et du fromage !

Le paradoxe de la viande1, c’est ainsi que l’on nomme la tension inconfortable qui résulte de l’opposition entre le fait de considérer moralement les animaux, ne pas vouloir les faire souffrir… et le désir de manger de la chair animale. C’est un phénomène étudié par les chercheurs et chercheuses en psychologie, qui dégagent plusieurs pistes que je trouve intéressantes.

Par exemple, pour réduire cet inconfort, on peut adopter diverses stratégies comportementales. Comme manger moins de viande, voire en stopper la consommation, ou bien d’en consommer, encore mais différemment (en choisissant de la viande bio, de la viande issues d’élevages locaux etc).

Une autre façon de réduire cet inconfort, c’est de changer de croyances pour pouvoir continuer à sereinement consommer de la viande : par exemple en dissociant la viande de l’animal mort, en occultant les informations les plus perturbantes sur la réalité de l’exploitation animale, ou bien encore en niant ou minimisant l’aptitude des animaux a souffrir, leur sentience2

Ce que font aussi beaucoup de personnes qui sont plus ou moins consciemment inconfortables dans leur choix de manger de la viande, c’est de rationaliser ce choix. A ce sujet, les chercheurs ont dégagé ce qu’ils ont nommé les « 4N » : il s’agit de justifier son comportement en se convainquant que c’est naturel, normal, nécessaire et « nice » (agréable) de manger de la viande.

Sauf que…

  • Sur l’aspect « nécessaire » : c’est acté de longue date, la consommation de viande ou poisson n’est absolument pas nécessaire pour être en bonne santé. D’ailleurs aucun aliment n’est indispensable, seuls les nutriments le sont.
  • Sur l’aspect « normal » : nous vivons effectivement dans une société où la norme, c’est de consommer de la viande. Mais la normalité d’une pratique ne signifie pas qu’elle soit juste ou souhaitable. Par exemple, c’est normal pour une femme d’être payée moins qu’un homme à travail équivalent.3 On peut cependant difficilement défendre que cette inégalité, aussi normale soit-elle, est juste ou souhaitable.
  • Sur l’aspect « naturel » : au delà de la difficulté à évaluer ce qui est « naturel » et ce qui ne l’est pas (ce concept étant particulièrement flou4), la naturalité d’une pratique ne signifie pas non plus qu’elle soit juste ou souhaitable. Par exemple, les infanticides sont des comportements « naturels ». Là encore, on peut cependant difficilement défendre que les infanticides, aussi naturels soient-il, sont justes ou souhaitables.
  • Sur l’aspect « agréable » / « nice » : le plaisir gustatif qui résulte de la consommation de viande, bien que très subjectif, est indéniable. Mais le plaisir que l’on retire d’une action ne signifie pas qu’elle soit juste ou souhaitable. Par exemple, on ne peut pas défendre que le viol est un comportement acceptable au prétexte qu’il procure des sensations agréables à celui qui le commet…

Bref, c’est passionnant de décortiquer les différents aspects de ce « paradoxe de la viande » et des stratégies mises en place pour le résoudre. A ce sujet, je vous renvoie d’ailleurs vers la conférence du chercheur Nicolas Treich donnée l’an dernier au Rasoir d’Oc5.

Bon, maintenant que l’on a fait un petit tour d’horizon du paradoxe de la viande, je voulais vous parler d’une nouveauté qui s’inscrit dans la continuité de ces recherches. En effet, une étude toute récente vient d’être publiée sur… le paradoxe du fromage.6

Les chercheurs ont voulu étudier comment les personnes végétariennes, qui ne consomment donc plus de chair animale, justifient leur consommation d’autres produits d’origine animale (fromage et œufs notamment). C’est une approche assez nouvelle, car la plupart des études qui portent sur les motivations des personnes végétariennes portent sur leurs motivations à exclure la viande, pas sur leur motivation à inclure le fromage et les œufs.

Et c’est particulièrement pertinent de l’aborder sous cet angle, car il y a là aussi un paradoxe, en faisant cohabiter d’une part le choix de ne plus consommer de viande et de poisson (le plus souvent par éthique animale ou pour des considérations environnementales), et d’autre part le choix de continuer à consommer d’autres produits d’origine animale (également issus de l’exploitation et la mort d’animaux et à l’impact environnemental presque aussi négatif).

J’étais particulièrement excité.e à l’idée de lire cette étude, ayant moi-même passé de nombreuses années à refuser la viande et le poisson mais à consommer des œufs et des produits laitiers. J’avais hâte de savoir si les stratégies que j’avais mises en place pendant cette période étaient celles qui ressortaient de cette étude… Car pour ma part, à cette époque, je niais tout simplement les mises à mort nécessaires pour produire œufs et produits laitiers, et je n’achetais que des produits d’origine animale biologiques, en imaginant que ça adoucissait l’exploitation animale…

Mais assez parlé de moi ! Alors, que ressort-il de cette étude ?

Déjà, de manière assez étonnante pour moi, les personnes végétariennes interrogées semblent tout à fait conscientes des conditions d’élevage et de mise à mort des animaux impliqués dans la production de produits laitiers et d’œufs. Certaines considèrent même que la production de lait est moins éthique et plus cruelle encore que la production de viande. Il semble en résulter une culpabilité plus ou moins intense.

Mais les personnes interrogées exposent des justifications pour expliquer leur consommation de produits d’origine animale et réduire leur culpabilité à ce sujet. Elles évoquent par exemple :

  • La nécessité de consommer des œufs pour être en bonne santé, pour leur apport en protéines notamment.
  • La consommation de lait qui « rend fort » et qui contiendrait des nutriments que l’on ne trouverait pas ailleurs.
  • L’aspect plus « pratique » du végétarisme en comparaison avec le végétalisme, notamment lorsqu’il s’agit de manger hors de chez soi, de se procurer des alternatives végétales dans les commerces ou de prendre le temps de cuisiner autrement.
  • Le plaisir gustatif retiré de la consommation de fromage, en comparaison avec leurs alternatives végétales.
  • Le prétendu caractère addictif du fromage.

En plus de ces justifications personnelles, il y a également des justifications sociales. Il ressort en effet de ces entretiens que le choix de consommer des produits laitiers et des œufs résulte aussi du constat qu’il est plus acceptable socialement d’être végétarien.ne que végétalien.ne ou végane. En collant plus aux normes sociales, cela leur permet d’être d’être moins exclu.es, moins stigmatisé.es.

On retombe donc à peu de choses près sur les « 4N » évoqués plus tôt, exception faite du N de « naturel ».

Dans le même temps, les chercheurs ont mis en évidence diverses stratégies de neutralisation destinées à résoudre l’inconfort lié à la consommation de produits d’origine animale chez ces personnes végétariennes. Comme par exemple en mettant plus de distance entre le fromage et l’exploitation animale qu’entre le lait et l’exploitation animale. Le fromage se retrouve ainsi dissocié de son origine animale, tandis qu’une aversion pour le lait se met en place. Ce mécanisme de protection permet de réduire l’inconfort subi par la cohabitation de la condamnation de l’exploitation laitière et de la consommation appréciée de fromage.

Les personnes végétariennes interrogées semblent également s’attacher à la possibilité de produire « humainement » des œufs et des produits laitiers, dans une vision idéalisée de l’exploitation animale. Certaines concèdent d’ailleurs éviter les informations les plus déstabilisantes à ce sujet, celles qui tendraient à les confronter à la cruelle réalité de l’exploitation laitière et des poules pondeuses.

Une partie des personnes végétariennes de l’étude indiquent également que l’adoption d’une alimentation plus végétale leur paraît futile, car ce choix individuel ne permet pas de lutter contre le poids de l’industrie agro-alimentaire ni de faire changer les choses à grande échelle.

Bref, je ne vais pas vous résumer l’intégralité de l’étude, mais les chercheurs abordent d’autres aspects encore, que je trouve passionnants. Je vous laisse aller la lire et découvrir les perspectives ouvertes par cette recherche si vous voulez en savoir plus !

Mais avant de vous laisser, une chose que je voudrais souligner, en tant que diététicien.e, c’est qu’une partie des justifications avancées dans cette étude repose sur des croyances fausses sur les alimentations végétales. Notamment sur la nécessité de consommer des œufs pour assurer des apports en protéines adéquats ou sur le caractère indispensable des produits laitiers.

Si vous souhaitez adopter une alimentation plus végétale tout en respectant vos besoins nutritionnels, n’hésitez pas à prendre conseil auprès d’un.e diététicien.ne formé.e aux spécificités des alimentations végétales. Et si vous ne savez pas où en trouver, vous pouvez vous référer à l’annuaire de professionnel.les de santé spécialisé.es mis en ligne sur le site de l’ONAV.7

Car oui, il est possible d’adopter une alimentation végétalienne équilibrée, à la fois saine et savoureuse ! D’ailleurs, votre diététicien.ne peut aussi vous partager des astuces pour choisir des alternatives végétales saines et accessibles, pour vous adapter à diverses situations sociales, pour gagner du temps en cuisine… et tous ces autres aspects pratiques qui semblent être un frein à l’adoption d’une alimentation plus végétale.


1 – Page Wikipedia sur le paradoxe de la viande : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_de_la_viande

2 – Ressources sur la sentience : https://sentience.pm/

3 – Sur l’écart de rémunération entre hommes et femmes en Europe : https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20200109STO69925/comprendre-l-ecart-de-remuneration-entre-hommes-et-femmes-definition-et-causes

4 – Sur le concept de nature : https://contrenature.org/

5 – Conférence « Viande et dissonance cognitive » par Nicolas Treich au Rasoir d’Oc :
https://m.youtube.com/watch?v=X4FuAIe4vcA

6 – Devon Docherty, Carol Jasper, The cheese paradox: How do vegetarians justify consuming non-meat animal products?, Appetite, Volume 188, 2023, 106976, ISSN 0195-6663, https://doi.org/10.1016/j.appet.2023.106976

7 – Annuaire des pro de santé de l’ONAV : https://onav.fr/trouver-un-e-pro-de-sante/