Pesco-végétarisme : des poissons loin des yeux, loin du cœur ?

En septembre dernier je vous parlais de deux études que j’avais trouvé passionnantes, qui détaillent les stratégies mises en place par les personnes qui sont moralement inconfortables à l’idée de faire souffrir des animaux, mais qui mangent quand même de la viande, du poisson, des œufs ou des produits laitiers… On avait alors évoqué le fameux paradoxe de la viande, et le paradoxe du fromage. Je vous laisse aller lire ces articles (ici et ici) si vous voulez en savoir plus !

Mais l’étude dont je vais vous parler aujourd’hui porte sur un profil de personnes bien particulier : les personnes qui ont cessé de mangé de la viande… mais qui mangent du poisson. On les appelle parfois des pesco-végétariens ou les pescetariens.

Personnellement, ça me parle beaucoup, parce qu’avant d’aller vers le végétarisme puis le végétalisme, j’ai passé plusieurs mois à manger de temps en temps de la chair de poisson, mais pas de chair d’animaux terrestres… Et je sais que c’est une étape que beaucoup de personnes végétariennes ont connu aussi ! Mais pour d’autres personnes, ce n’est pas forcément une étape vers le végétarisme : ça peut être l’aboutissement de leur cheminement destiné à concilier leur considération morale pour les animaux, leurs envies alimentaires… et d’autres contraintes encore.

Et pour ces personnes pesco-végétariennes, on a pas encore beaucoup de données qui nous permette de bien comprendre leurs motivations et les justifications qu’elles donnent au sujet du choix de ce régime alimentaire. C’est justement sur ces points que l’étude que je vais évoquer aujourd’hui propose d’apporter des éléments de réponse.

Les auteurices ont donc mené une étude qualitative sur la base d’entretiens individuels menés avec des personnes volontaires qui s’identifient elles-mêmes comme pesco-végétariennes. Parmi ces personnes, certaines l’étaient depuis quelques mois et d’autres depuis des dizaines d’années. Certaines avaient été végétariennes avant, d’autres pas. L’échantillon des volontaires étant petit et non représentatif, les données qui ont été extraites de ces entretiens ne prétendent pas à être généralisables à tout le monde. Mais il en ressort tout de même des éléments très intéressants.

Une des premières choses que les auteurices soulignent, c’est que les personnes interrogées ont tendance à se sentir proches du végétarisme, au point parfois de se présenter comme végétariennes tout en consommant régulièrement et consciemment de la chair animale. Les auteurices proposent d’expliquer cela en suggérant que, pour ces personnes, les valeurs fortes qui les animent en termes de bien-être animal et d’écologie ont plus d’importance que le fait qu’elles consomment régulièrement du poisson. Autrement dit, lorsqu’il est question de leur identité, ces personnes souhaitent mettre en avant les valeurs qui ont de l’importance pour elles, en faisant abstraction des comportements qui contreviennent à ces valeurs.

Ce niveau d’abstraction se retrouve d’ailleurs de manière très nette dans ce que les personnes interrogées expriment au sujet du bien-être animal, puisqu’elles témoignent toutes d’une forte aversion pour la souffrance animale, bien qu’elles y contribuent de par leurs choix de consommation. Les auteurices soulignent que ce souci pour le bien-être animal les conduit à se distancier socialement des personnes qui mangent de la viande, et donc à percevoir leur choix de consommer du poisson comme plus éthique. Les auteurices ajoutent également que cela peut expliquer la proximité que les personnes pescetariennes ressentent vis à vis des personnes végétariennes et véganes.

D’ailleurs, les auteurices soulignent que la plupart des personnes interrogées ont indiqué qu’elles souhaitaient faire évoluer leur régime alimentaire vers le végétarisme ou le végétalisme. Mais ce souhait peut aussi être interprété comme une déclaration d’intention destinée à mettre en avant des comportements en accord avec ses valeurs, sans forcément mettre en œuvre quoi que ce soit de concret pour réaliser ces intentions dans le futur.

Les personnes interrogées ont en effet fourni une multitude d’arguments pour justifier le maintien de leur régime pescetarien : certaines ont évoqué des influences sociales, ou bien le plaisir gustatif lié à la consommation de poisson, ou bien encore le manque de temps et de compétences pour cuisiner autre chose, la praticité de ce choix, le manque de moyens financiers… En fait, le choix de manger du poisson apparaît comme une sorte de compromis entre ce que ces personnes désirent faire d’un point de vue éthique et ce qu’elles sont en capacité de faire en pratique. Sauf que… les auteurices rappellent que la faisabilité étant tout à fait subjective, elle ne peut jamais être prouvée ou infirmée par des arguments objectifs. L’argument de l’infaisabilité constitue donc un argument parfait pour atténuer l’inconfort d’une dissonance.

Les auteurices ont ensuite directement demandé aux personnes interrogées quelles sont les raisons qui les conduisent à continuer à manger des animaux aquatiques, mais pas des animaux terrestres. Leurs réponses consistaient majoritairement à mettre en avant des capacités cognitives limitées ainsi qu’une incapacité à ressentir la douleur chez les animaux aquatiques. En bref, elles doutent de la conscience et de la sentience des poissons, mais pas de celle des animaux terrestres.

Malgré de vifs débats à ce sujet ces dernières décennies, il est pourtant désormais communément admis au sein de la communauté scientifique que les poissons sont des animaux sentients. C’est à dire qu’ils ont la capacité d’éprouver des choses subjectivement, d’avoir des expériences vécues positives ou négatives, par exemple de souffrir, d’avoir du plaisir, de percevoir leur environnement, de nouer des relations sociales, d’apprendre et mémoriser tout un tas de choses etc. La souffrance des poissons est d’ailleurs probablement plus grande encore que celle d’autres animaux, car peu ou pas de précautions sont prises pour limiter les souffrances qui découlent de leur mise à mort. En termes de nombre d’individus, c’est effrayant également, puisque ce sont plus de 1600 milliards de poissons sauvages qui sont tués chaque année, contre plus de 80 milliards d’animaux terrestres (soit environ 20 fois plus).

Ainsi, les personnes pescetariennes interrogées dans cette étude ont invoqué des raisons qui, bien que fausses, leur permettent de restreindre le statut moral des poissons en niant leur sentience. Sûrement de manière à alléger le poids de la dissonance cognitive, comme on l’observe auprès des personnes qui consomment de la viande.

Une autre raison invoquée par les personnes interrogées, c’est la difficulté à entrer en connexion et en empathie avec les poissons, en raison de leur manque de ressemblance avec nous et les autres animaux terrestres, mais aussi parce qu’ils sont assez invisibles, plus souvent hors de notre champ de vision que les animaux terrestres que l’on croise quasi-quotidiennement. Les auteurices soulignent d’ailleurs que cette distance spatiale conduit à amplifier la dissimilitude perçue : en gros, plus on voit les poissons de loin, plus on les pense différents de nous. La distance physique qui nous sépare des poissons ainsi que les différences que nous percevons entre poissons et êtres humains semblent être des éléments clés qui conduisent les personnes pescetariennes à les exclure de leur cercle de considération morale (ou à leur accorder une place moins importante dans ce cercle que celle accordée aux animaux terrestres).

Cependant, chacune des personnes interrogées a témoigné avoir conscience de la logique fallacieuse de son argumentation. L’une d’entre elles a notamment souligné le spécisme de sa démarche, c’est à dire en l’occurrence le fait qu’elle considère moralement de manière différence les animaux en fonction de leur espèce, et que cela n’était pas juste.

Les personnes interrogées ont également mentionné les efforts qu’elles font pour atténuer les émotions négatives ressenties lors de la consommation d’animaux marins, notamment en choisissant ce qu’elles pensent être les produits de la pêche les plus éthiques. En la matière, la préférence pour des poissons pêchés localement semble faire consensus, bien que cela ne garantisse en rien des souffrances moindres pour les poissons concernés. Quant au choix entre poissons sauvages ou poissons d’élevage, les avis différent selon la perception morale qu’en ont les personnes participantes.

Les auteurices de l’étude concluent ainsi, je cite :

« Compte tenu des réponses des participants et des propos critiques tenus contre eux-mêmes, nous concluons que ces participants expérimentent régulièrement une forme de dissonance cognitive. Les participants diminuent cette dissonance en élaborant une proximité morale avec les personnes végétariennes et véganes, et en minimisant leur empathie pour les animaux aquatiques non mammifères à travers une distanciation spatiale et sociale accrue. La consommation de poisson est rationalisée comme étant un compromis pragmatique et non pas un idéal éthique. Néanmoins, leur sensibilité aux considérations environnementales et de bien-être animal explique pourquoi les participants sont encore en dissonance cognitive concernant leurs choix alimentaires. »

En bref, la posture des personnes pescetariennes semble assez inconfortable… mais pas autant que celle des individus sentients que sont les poissons consommés. Alors si vous avez envie de creuser ce sujet, je mets en note de bas de page quelques ressources sur la sentience des poissons, sur leur mémoire, leur intelligence, leur vie sociale et d’autres aspects de leur vie encore trop peu souvent abordés.


L’étude résumée dans cet article est la suivante : Maja Cullen, Devon Docherty and Carol Jasper, « Out of sight, out of mind: how pescetarians manage dissonance by creating distance », Qualitative Research in Psychology, 2024, https://doi.org/10.1080/14780887.2024.2328037

Sur les estimations de poissons tués annuellement : Mood A, Brooke P. Estimating global numbers of fishes caught from the wild annually from 2000 to 2019. Animal Welfare. 2024;33:e6. doi:10.1017/awf.2024.7 https://www.cambridge.org/core/journals/animal-welfare/article/estimating-global-numbers-of-fishes-caught-from-the-wild-annually-from-2000-to-2019/83F1B933E8691F3A552636620E8C7A01

Sur la sentience et les aptitudes cognitives des poissons :

Sur le site de l’association L214 : https://blog.l214.com/2019/08/12/3-questions-lena-lindstrom-ethologue et https://www.l214.com/animaux/poissons/intelligence-et-vie-sociale/

Podcast « Comme un poisson dans l’eau », épisode 20 « Les poissons plient le game » : partie 1 https://www.youtube.com/watch?v=uOuA7L7BnUc & partie 2 https://www.youtube.com/watch?v=Z5r3IrFU4w8

Conférence sur l’intelligence des poissons par Sébastien Moro : https://www.youtube.com/watch?v=4tX_sFDdsz4

Ouvrage « Les paupières de poissons » par Sébastien Moro et Fanny Vaucher : https://www.laplage.fr/produit/154/9782842216368/les-paupieres-des-poissons

Plus globalement sur la sentience animale : https://sentience.pm/