Comment les lobbys agroalimentaires influencent le contenu de nos assiettes ?

Alors non, je ne vais pas vous parler des industriels au service des élites qui cherchent à nous asservir en nous forçant à consommer contre notre gré des aliments pour nous rendre influençables et nous empêcher de nous révolter… Je ne vais pas vous parler non plus des entreprises qui veulent nous rendre malades avec des aliments empoisonnés, de manière à nous vendre toujours plus de médicaments…

Je vais plutôt vous parler de faits réels et avérés, de ce qui se passe réellement dans les coulisses et qui influence concrètement les discours de santé publique et ce que nous mangeons. Nous allons donc parler des lobbys qui défendent habilement et férocement leurs intérêts économiques… au détriment de la santé publique.

Et pour évoquer ce sujet, je vais vous présenter deux ouvrages assez récents et que je pense complémentaires.

Le premier c’est l’ouvrage « Mange et tais-toi », rédigé par Serge Hercberg et sous-titré « un nutritionniste face au lobby agroalimentaire ». Et le second, c’est un ouvrage co-écrit par Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Muñoz, deux sociologues ayant mené une enquête rigoureuse pendant 2 ans, qui a abouti sur la publication d’un article scientifique et de leur ouvrage intitulé « Des lobbys au menu – Les entreprises agro-alimentaires contre la santé publique ».

Pour vous dire quelques mots au sujet du premier livre, il faut que je vous parle un peu de son auteur, Serge Hercberg. C’est un nutritionniste et épidémiologiste français qui a beaucoup œuvré ces dernières décennies pour faire progresser la recherche en nutrition, mais également les politiques de santé publiques. Lui et ses collègues ont fait preuve d’une grande ingéniosité et d’une rigueur exemplaire pour imaginer et réaliser des protocoles expérimentaux novateurs pour faire progresser nos connaissances en nutrition. Serge Hercberg fait notamment partie des personnes qui ont contribué à la création du PNNS – le Programme National Nutrition Santé (qu’il a d’ailleurs présidé pendant les 17 premières années de son existence) et du Nutri-Score.

Dans cet ouvrage, il retrace son parcours en revenant sur la dimension collective de la création des savoirs scientifiques, sur les défis financiers et logistiques que la recherche doit relever, mais aussi sur la joie de voir des projets importants aboutir, malgré les difficultés rencontrées.

Et en parlant de difficultés justement, il détaille longuement le chemin parsemé d’embûches qu’a été la création du Nutri-Score, ce petit logo coloré qui apparaît désormais sur la plupart des emballages alimentaires pour nous donner en un coup d’œil des informations sur la qualité nutritionnelle d’un produit. Hé bien pour en arriver là, les sociétés savantes de scientifiques et de professionnel.les de santé, les associations de consommateurs, Serge Hercberg et ses collègues ont du faire face à des levées de boucliers et des attaques d’une intensité incroyable.

Car, aussi insignifiant que ce petit logo coloré puisse paraître, il est un outil majeur de santé publique : il permet en effet d’orienter nos choix de consommation vers des aliments globalement plus sains. Alors, certes, ce n’est pas l’alpha et l’oméga de la prévention en termes d’équilibre nutritionnel – et il n’a d’ailleurs jamais eu cette prétention – mais il est l’aboutissement de recherches scientifiques rigoureuses ayant permis de conclure à son utilité en termes de santé publique. Sauf que… vous vous en doutez, ce logo a été (et est encore) perçu comme une menace aux intérêts économiques des professionnel.les de l’agro-alimentaire. Alors ces dernier.es ont déployé des ressources immenses pour tenter d’en empêcher la mise en œuvre.

Et c’est tout cela que nous raconte Serge Hercberg dans son ouvrage : il détaille chronologiquement les attaques que son projet a subies, en prenant soin de bien remettre les choses dans leur contexte… et en livrant des extraits de documents confidentiels qui – oups – ont fini par être portés à sa connaissance.

Alors, je ne vous dévoile pas tout dans le cas où vous voudriez lire cet ouvrage, mais en résumé, Serge Hercberg évoque notamment des tentatives de semer le doute sur la rigueur scientifique des ses travaux (voire carrément sur le domaine de recherche qu’est la nutrition), le chantage à l’emploi, les campagnes de dénigrement et de discrédit, des menaces de faire jouer les réseaux d’influence pour faire sauter des gens qui exercent à des postes clés, l’influence exercée sur les parlementaires et les amendements déjà rédigés qui leur sont remis par les lobbys, les recours juridiques pour entraver la démarche, les tentatives nombreuses pour retarder l’application de la loi une fois celle-ci votée, mais aussi diverses manœuvres de déstabilisation et de pression, dont la menace de diffuser ses coordonnées personnelles…

Bref, la mise en place du Nutri-Score a été particulièrement laborieuse en raison de l’opposition des industriels de l’agro-alimentaire, mais aussi des professionnel.les de la grande distribution, dont les intérêts dans cette lutte étaient convergents. Ils ont donc dépensé des ressources astronomiques pour empêcher que cela arrive, retardant ainsi la mise en place d’un outil majeur de santé publique, avec pour seul objectif de préserver leurs intérêts économiques.

Un exemple de cette alliance entre les lobbys des industries agro-alimentaires et de la grande distribution, ça a notamment été la tentative d’imposer d’autres logos à la place du Nutri-Score. Des logos proposés par la grande distribution et qui arrangent bien les industriels qui vendent des produits de faible valeur nutritionnelle… mais qui ne donnent aucune information pertinente aux consommateurices : pratique pour continuer à enrichir les entreprises, mais strictement inutile du point de vue de la santé publique.

Aujourd’hui, le logo Nutri-Score a largement été adopté dans plusieurs pays européens, mais il persiste une résistance forte de la part de certains groupes industriels (Lactalis, Coca, Pepsico, Ferrero…) et de certains secteurs (notamment des producteurs de fromages et de charcuterie). La lutte contre les lobbys et pour des intérêts de santé publique est toujours en cours, car le logo pourrait bien devenir un jour obligatoire partout en Europe… ce qui ne plaît pas à tout le monde. D’ailleurs, Serge Hercberg dénonce aussi dans son livre l’instrumentalisation politique du Nutri-Score par certaines personnalités politiques nationalistes dans plusieurs pays européens.

Honnêtement, je me doutais de l’agressivité qui pouvait caractériser ce genre d’attaques, mais j’ai quand même été choqué.e en lisant le livre de Serge Hercberg. A croire que tous les moyens sont bons pour défendre les intérêts économiques de l’agro-alimentaire, sans aucune considération de santé publique…

Et pour compléter cette lecture et aller plus loin, je vous recommande celui-ci « Des lobbys au menu », plus complet, et qui fait très largement écho aux expériences décrites par Serge Hercberg. Il s’agit d’une synthèse de l’enquête menée pendant 2 ans par Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Muñoz sur les activités politiques des entreprises du secteur agroalimentaire en France. Il s’agit dans cet ouvrage de décrire les rouages et les stratégies mises en œuvre par les entreprises agro-alimentaires pour défendre leurs intérêts. Ce livre est court mais très dense, avec de très nombreux exemples d’actualité, et des extraits de témoignages pour illustrer concrètement ce qui ressort de cette enquête.

Pour les auteurs il ne s’agit pas de mettre en lumière seulement les conflits d’intérêts, mais plutôt de proposer une vision globale et collective des réseaux et activités politiques diverses que les entreprises agroalimentaires mettent en œuvre pour exercer une influence sur les politiques de santé publique, notamment en termes de nutrition.

A cette fin, les auteurs décrivent trois stratégies principales que ces entreprises utilisent :

– La première stratégie décrite consiste à produire des savoirs scientifiques et des argumentaires techniques ou économiques, qui sont ensuite utilisés pour renforcer des discours favorables aux intérêts des entreprises… ou bien pour contrer des arguments scientifiques qui soutiennent des projets politiques jugés contraires à leurs intérêts.

– La deuxième stratégie consiste quant à elle à déployer des activités de nature relationnelle, c’est à dire, concrètement, à rentrer en contact avec les personnes qui ont du pouvoir dans les prises de décisions publiques, pour leur faire entendre les arguments développés dans le cadre de la première stratégie.

– Enfin, la troisième stratégie est d’ordre symbolique : il s’agit de renforcer le crédit et le prestige accordé à des organisations ou des individus qui servent les intérêts des entreprises, notamment par association avec des initiatives philanthropiques, ou toute autre initiative d’envergure qui soit moralement valorisable et non-marchande. Ces initiatives destinées à faire paraître les entreprises plus vertueuses et désintéressées font l’objet de vastes campagnes de communication, notamment à travers les réseaux sociaux. Dans cette troisième stratégie, on trouve aussi les activités déployées pour discréditer, délégitimer, dénigrer, voire silencier les personnes dont les discours s’opposent aux intérêts des entreprises.

Ces stratégies sont communes à l’ensemble des acteurs de ce lobbying agroalimentaire, à savoir les représentants de la production agroalimentaire, mais aussi les représentants de la distribution et du marketing. Et, sans grande surprise, ce ne sont pas les producteurs de fruits ou de légumineuses qui sont en première ligne, mais plutôt ceux de produits laitiers, de produits sucrés et de viande…

Les auteurs décrivent une sorte de toile gigantesque tissée par ces lobbys, dans laquelle des liens peuvent être observés entre des organisations très diverses, telles que des entreprises, des instituts de recherche, des fondations, des organisations de représentants d’intérêts, des think tanks, des agences de communication, des organisations patronales, mais aussi des organisations interprofessionnelles, des médias, et même des clubs politiques ! Et d’ailleurs, c’est en lisant ce livre que j’ai découvert l’existence de « clubs parlementaires », qui visent à mettre en relation autour d’un repas ou d’un cocktail des parlementaires et des représentants des intérêts des entreprises et filières agroalimentaires. Alors, étonnamment il n’existe pas de « club des légumes de saisons » ou de « club des amateurs de tofu »… mais il existe plusieurs clubs dédiés aux produits d’origine animale, notamment le mal-nommé « club des amis du cochon », financé par l’interprofessionnelle de la filière porcine.

L’ambition des auteurs de ce livre, c’est de lever le voile sur ces pratiques courantes qui ont – pour la plupart – lieu dans l’ombre. L’idée c’est de porter à la connaissance du plus grand nombre l’existence de ces stratégies et activités qui servent les intérêts des entreprises de l’agroalimentaire… et desservent la santé publique, donc les intérêts collectifs. Mais en avoir connaissance n’est pas suffisant, c’est pour cela que les auteurs proposent en conclusion plusieurs pistes pour limiter l’influence exercée par ces entreprises, notamment en termes de transparence, via des encadrements législatifs. Amener de la transparence sur tout cela permettrait aussi, de manière secondaire, de contrer les narratifs complotistes qui se structurent à partir de l’ignorance de tout ce que l’on nous cache dans ce domaine…

Bref, personnellement j’ai trouvé ces lectures passionnantes et très bien documentées. Et je ne peux que vous encourager à aller lire ces livres à votre tour si le sujet vous intéresse ou vous questionne. Vous y trouverez des exemples concrets de ce que je viens de résumer ici, ainsi que les identités des organisations principales qui servent les intérêts des entreprises au détriment de notre santé. Mais je vous préviens, c’est effrayant de mesurer l’ampleur des moyens et des réseaux d’influence des professionnel.les de l’agroalimentaire. C’est même déprimant, en vrai.

Et pour finir, si vous êtes vous aussi attaché.es à l’indépendance et à la transparence en termes de santé, vous pouvez, si vous le souhaitez et le pouvez, soutenir des initiatives collectives comme celle portée par l’association Formindep, qui œuvre activement pour réduire l’influence des intérêts économiques dans le secteur de la santé.


Ressources pour aller plus loin :

« Mange et tais toi », par Serge Hercberg, paru en 2022 aux éditions HumenSciences (EAN 9782379313257) : https://www.humensciences.com/livre/Mange-et-tais-toi/99

« Des lobbys au menu », par Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Muñoz, paru en 2022 aux éditions Raisons d’agir (EAN 9791097084257) : https://www.raisonsdagir-editions.org/catalogue/des-lobbys-au-menu/

Pour voir les réponses aux questions les plus fréquentes sur le Nutri-Score, FAQ par Santé Publique France (version du 21 décembre 2023) : https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/150262/file/FAQ-updatedAlgo-FRVF.pdf

Rapport de la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie publique remis en 2016 sur les clubs parlementaires : https://www.vie-publique.fr/rapport/35782-les-clubs-parlementaires-rapport-au-president-de-lassemblee-national

Plus spécifiquement sur le lobbying concernant la viande, voir le rapport Greenpeace publié en 2022, « Comment les lobbies de la viande nous manipulent » : https://www.greenpeace.fr/comment-les-lobbies-de-la-viande-nous-manipulent/